Pratiques et discours du développement durable - Groupe d’approche interdisciplinaire des questions environnementales

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CR du séminaire du 12 juin 2006 : "Les acteurs du développement durable"

Dernière mise à jour le 26 juillet 2006.

Remarque : Maxime Papin de l’association « Robins des villes » prévu initialement au programme est excusé.

Introduction de la séance (Benoît Boutefeu, doctorant en géographie ENS-LSH)

L’objectif de la séance est double : partager des questions communes entre chercheurs et praticiens, mieux connaître les acteurs du développement durable. Sans chercher à en donner une définition à ce concept, on peut s’interroger sur sa robustesse. Quelles en sont les limites, les contours ? A-t-il largement diffusé dans la société ou reste-t-il confidentiel, réservé à des initiés ? Est-ce un concept opératoire et utile ou encombrant voire bloquant ? Peut-on parler de trop plein, de vide ou de souplesse sémantique ?

L’ambition de la séance est également de jeter les bases d’une étude sociologique des acteurs du développement durable et de leurs pratiques, à l’échelle de l’agglomération lyonnaise. Le parti-pris est de privilégier les parcours de vie, les témoignages individuels. Comment vient-on à se positionner sur le créneau du développement durable ? Est-ce par obligation, opportunité ou militantisme ? Les acteurs présents autour de la table se sentent-ils soutenus, poussés par leurs organisations ou isolés voire parfois marginalisés ? Ont-ils l’impression d’être des pionniers sur un champ émergeants ? Comment et avec qui entendent-ils monter des projets en interne ou en externe ? Doit-on privilégier le compromis au risque de tomber dans un consensus mou ou bien savoir s’opposer au risque de provoquer des conflits ?

Pour débattre de ces questions, trois intervenants extérieurs et une enseignante en sociologie de l’ENS-LSH ont été invités. Ce compte-rendu tente de synthétiser leurs propos et de dégager les principales idées clefs exprimées.

Point de vue d’une sociologue sur les « jeux d’acteurs » (Marie Vogel, maître de conférence en sociologie, ENS-LSH)

Marie Vogel entend interroger les présupposés sous-jacents aux concepts de « jeux » et de « stratégies » d’acteurs sociaux. Elle rappelle en préambule que la sociologie a pour ambition de fonctionner comme un champ autonome. Elle ne doit donc pas être considérée comme une boîte à outils dans laquelle on pourrait puiser pour modéliser de manière mécanique des jeux d’acteurs.

Plusieurs théories sociologiques ont essayé d’expliquer les relations qui parsèment et structurent le monde social. Max Weber a démontré notamment que l’homme en société est le produit d’une histoire sociale dont on ne peut ignorer qu’elle influe sur ses pratiques effectives. L’idée d’Etat n’existe par exemple que parce que les fonctionnaires ont intégré la notion d’intérêt général. Poser la question des « jeux », des « pratiques » ou encore celles des « représentations » des acteurs, c’est également interroger la notion d’identité sociale. La tradition française tend à privilégier des hypothèses macro-sociologiques, l’identité sociale des individus étant définie d’abord par leurs appartenances institutionnelles ou leurs statuts (ouvrier, polytechnicien..). Au contraire, l’Ecole américaine avance des explications micro-sociologiques, un individu devenant un acteur social par les interactions dans lesquelles il est engagé.

D’autres théories sociologiques dites « intermédiaires » peuvent être mobilisées, notamment celles développées par Michel Crozier ou Jean-Claude Thoening à propos des contraintes et des degrés de libertés imposées par les organisations sur les individus.

Aussi, poser la question des pratiques des acteurs induit nécessairement de se référer à des théories sur la structuration du monde social. En d’autres termes, il n’existe pas de méthodologies stabilisées pour étudier les « jeux d’acteurs ». Celles-ci dépendent des hypothèses adoptées initialement et des questions de recherche afférentes. Dans une définition minimaliste, Marie Vogel qualifie les jeux d’acteurs de « configurations sociales plus ou moins stabilisées ». Elle encourage à adopter une démarche constructiviste : le jeu d’acteurs n’est pas donner à voir mais peut être dégagé par des analyses dont les orientations méthodologiques dépendent des objectifs de connaissances.

Réactions

Alain Wauters ne se reconnaît pas dans l’expression « jeux d’acteurs », n’ayant ni l’impression de « jouer » par plaisir et encore moins celle d’être un « acteur » au sens théâtral du terme. Interrogée à propos du concept de développement durable, Marie Vogel reconnaît que la sociologie s’est très peu emparée de ces thématiques, si ce n’est dans quelques travaux (ceux de Pierre Lascoumes notamment). Elle s’interroge également sur la pertinence du concept : est-ce une coquille vide ?

Point de vue d’une élue (Béatrice Vessiller, vice-présidente de la communauté urbaine du Grand Lyon en charge du développement durable, élue également de Villeurbanne)

Pour Béatrice Vessiller, le flou qui entoure la notion de développement durable le rend paradoxalement opératoire et pratique. Le terme fait consensus, le projet de développement durable de l’agglomération du Grand Lyon (agenda 21) a ainsi été voté à l’unanimité des élus communautaires du Grand Lyon. La force du concept réside donc dans sa souplesse sémantique. Son émergence a permis de donner un nouveau souffle, une nouvelle résonance aux problématiques environnementales. L’élue constate une réelle mobilisation au sein du Grand Lyon autour des thématiques du développement durable. Le concept permet de créer une véritable dynamique, depuis le président de l’assemblée jusqu’à l’agent de maîtrise, qui se le sont appropriés chacun à leur manière.

En revanche, les projets sont plus difficiles à mener avec les partenaires externes. Il existe des résistances fortes aux démarches de développement durable dès qu’il s’agit de remettre en cause certaines orientations économiques, notamment en ce qui concerne les infrastructures ou la politique des transports urbains. Le concept reste très connoté « environnement » et ses dimensions économiques et sociales sont souvent reléguées au second plan.

Béatrice Vessiller fait le lien entre le « développement durable » et les nouvelles formes de « démocraties participatives » qu’il appelle. Le Grand Lyon a ainsi mis en place un conseil de développement, lieu de discussions et de débats réunissant des acteurs de la société civile. La loi sur la démocratie participative de 2002 et la généralisation des conseils de quartier sont d’autres exemples de tentatives d’instauration de nouvelles formes de gouvernance.

Enfin, l’élue du Grand Lyon explique que si l’expression « développement durable » est intéressante politiquement car elle permet de faire bouger les lignes, elle est en revanche âprement discutée au sein de son groupe politique, « les Verts ». Une partie de ses amis politiques souhaiteraient aller au-delà des intentions contenues dans la définition du développement durable et proposent le terme de « décroissance soutenable et solidaire ».

Réactions

Une question porte sur les moyens financiers dégagés par le Grand Lyon pour le développement durable. Béatrice Vessiller explique qu’une enveloppe de 300 000 Euros (pour un budget total de 1,7 milliard d’Euros) est allouée pour tout ce qui concerne l’animation et la sensibilisation à ces thématiques. Ce chiffre très modeste n’est cependant pas signifiant en soi. La plupart des actions sont transversales et déclinées au sein des différentes politiques sectorielles conduites par la communauté urbaine. La vice-présidente répond également à une question à propos des réseaux de coopération dans lesquels est engagé le Grand Lyon, notamment l’ACUF (Association des Communautés Urbaines de France).

Point de vue d’un technicien (Damien Saulnier, chargé d’études environnement et énergie à l’agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise)

Damien Saulnier explique que beaucoup de techniciens se positionnent sur le créneau du « développement durable » par obligation ou par opportunisme. Le terme est devenu une figure imposée dès qu’il s’agit de monter et de porter un projet à connotations environnementales.

Plus qu’une expression rhétorique, le concept s’est imposé également comme un véritable label, les élus cherchant à vanter l’exemplarité de leurs politiques en référence au développement durable. Le manque de définition n’est pas gênant en soi, même si parfois certaines politiques publiques se prétendent ostensiblement mais abusivement « durables ». Néanmoins, si la notion est imparfaite et floue, elle permet des avancées.

Damien Saulnier insiste sur le fait que le développement durable n’est pas un résultat en soi. Il correspond à une démarche intégrée pour prendre en compte toutes les composantes d’un territoire (économiques, environnementales, sociales) afin d’aboutir à des consensus sur la gestion la moins préjudiciable pour l’avenir. Une politique de développement durable se fait donc nécessairement à partir de connaissances molles et dans un contexte d’incertitudes.

Enfin, Damien Saulnier conclu sur le rôle des techniciens du développement durable. Si la recherche de compromis et de bonne gouvernance est une tâche qui revient aux élus, il regrette que les techniciens soient souvent peu habiles pour communiquer sur le développement durable. La souplesse du concept en fait pourtant un formidable vecteur pour faire passer des messages à caractères environnementaux.

Réactions

Les stratégies de communication sur le développement durable font réagir plusieurs personnes. Certaines soulèvent notamment le manque de substance et de définition du concept. Vidé de son sens, il peut devenir un slogan dont les publicitaires d’enseignes de grande distribution s’emploient à détourner à des fins commerciales. Il peut également constituer une sorte de paravent sémantique derrière lequel des politiques peuvent s’abriter pour masquer leur flou, leur indécision ou leur ignorance.

Point de vue d’un haut fonctionnaire (Alain Wauters, inspecteur général de l’Equipement, conseil général des Ponts et Chaussées, Ministère de l’Equipement)

Alain Wauters explique qu’il a été très tôt sensibilisé à la « finitude » des ressources naturelles, étant originaire des bassins miniers du Nord dont il a connu la crise. Un regard critique sur sa formation d’architecte et son parcours professionnel dans ce domaine l’ont amené à refuser les simples logiques techniques ou locales pour essayer de développer des approches pluridisciplinaires et holistiques. Ses propres interrogations ont trouvé écho dans les études d’urbanisme, dans les réflexions conduites par le club de Rome dans les années 1960 ou encore en mai 68 ou dans la campagne présidentielle de René Dumont en 1974. Le développement durable lui paraît aujourd’hui répondre à une démarche de progrès. Il permet notamment de dépasser certaines idéologies bloquantes comme l’écologie politique, le marxisme social ou le libéralisme économique.

Si une définition stabilisée du concept ne lui semble pas indispensable, en revanche il lui paraît utile de lister ce qui n’est pas durable comme par exemple : confondre environnement et développement durable, reporter les problèmes à plus tard, ailleurs ou sur d’autres, sérier les questions au nom d’une prétendue rationalité plutôt que de poursuivre une démarche globale et intégrée, faire vite plutôt que se donner le temps de la réflexion et de la concertation, penser quantitatif en se fourvoyant dans un fétichisme des chiffres en négligeant les aspects qualitatifs, ne pas anticiper, ne pas évaluer les effets induits... Le développement durable doit se situer « à l’intersection du viable, du vivable et de l’équité ».

Il relève d’autres obstacles à la mise en œuvre de politiques cohérentes de développement durable : ne rien faire en l’absence d’une définition claire et stabilisée, croire qu’il ne s’agit que d’une mode, nier l’importance des enjeux en présence, affirmer que ça se fait déjà et qu’il n’y a donc pas lieu d’améliorer les choses, penser de manière trop cartésienne et rationnelle en excluant le flou, l’incertitude et le qualitatif. Face à ce qui n’est pas seulement un toilettage technique ou réglementaire, mais bel et bien un choix de société qui remet en cause les modes de consommation et de production, il défend une approche pragmatique et positive découlant d’une politique du compromis, des avancées pas à pas.

Enfin, poser la question du développement durable c’est poser celle de l’intérêt général, pour aujourd’hui comme pour demain (générations futures). Alain Wauters en appelle à l’humilité et à la modestie. L’intérêt général ne se décrète pas de manière technocratique parce qu’on est fonctionnaire, un élu local ou docte. Il nécessite des consultations à plusieurs niveaux malgré les risques que cela comporte (déception, blocage). Il souhaite ainsi « un savant dosage de démocratie participative et de démocratie représentative ».

Réactions

Un débat s’engage sur la nécessité de mener des approches interdisciplinaires sur le développement durable. L’absence d’universitaires sur ces thématiques et plus globalement la faiblesse du lien entre universités et organismes de gestion sont regrettés par Alain Wauters. Les découpages académiques et disciplinaires classiques sont probablement un frein pour une réflexion féconde et commune entre praticiens et chercheurs. Pour Damien Saulnier, l’innovation en terme de politiques de développement durable est souvent l’œuvre de quelques fortes personnalités du monde politique et non pas de collectifs structurés. Alain Wauters ajoute que les débats en sont pour l’instant plus au stade du militantisme individuel que de discussions institutionnalisées dans des ministères ou des collectivités territoriales, même si des évolutions positives apparaissent.

Compte rendu : Benoît Boutefeu

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